Cours sur le management du changement dans les organisations
Cours sur le management du changement dans les organisations
Les évolutions qui affectent de manière quasi continue l’environnement des entreprises conduisent à placer au centre des préoccupations des managers la conduite du changement dans l’organisation. Pascal Charpentier souligne que les méthodes de mise en œuvre du changement et la phase de consolidation de ce dernier, passant souvent par une modification radicale des systèmes de gestion, importent autant que sa raison même. La diffusion de la démarche participative a réduit l’influence des approches plus technocratiques. Les technologies de l’information occupent un rôle très spécifique dans la gestion du changement en ce qu’elles interfèrent désormais autant sur sa conduite que sur sa motivation.
Le changement est au cœur des préoccupations des entreprises depuis que les managers ont rompu avec deux hypothèses fondamentales des approches classiques de conception des organisations : l’existence d’un mode « idéal » d’organisation, et l’idée d’une stabilité des formes organisationnelles. Bien qu’ils soient encore tentés par les approches normatives, les dirigeants admettent désormais qu’à un problème donné, il peut exister différentes solutions organisationnelles possibles, l’intérêt de la démarche de conduite du changement étant justement de déterminer celle qui représente la meilleure combinaison socio-productive, c’est-à-dire le meilleur compromis pour l’organisation au regard de ses caractéristiques économiques, techniques et sociales.
De plus, soumises aux contraintes mouvantes de leur environnement, les entreprises ne considèrent plus l’organisation comme un état stable, mais comme une variable d’efficience qu’il faut ajuster en permanence. La problématique du changement ne se limite pas aux débats sur la nécessité de faire évoluer les organisations. Elle intègre également une réflexion sur la méthode de conduite du changement. Il semble en effet aujourd’hui acquis que la méthode est essentielle dans la réalisation des objectifs du changement. La modernisation en cours des entreprises et services publics l’illustre bien : dans ces cultures marquées par une réticence élevée au changement, l’incertitude concerne moins la nature des transformations à opérer que la manière dont elles vont être introduites. Et les difficultés de méthode peuvent elles-mêmes en retour influencer les choix organisationnels et modifier les compromis initialement visés.
Le changement dans les organisations
La question du changement concerne aujourd’hui, mais cela n’a pas toujours été le cas, l’ensemble des niveaux de décision au sein de l’entreprise, correspondant à la typologie d’Igor Ansoff : décisions stratégiques, tactiques (1), et de gestion courante. Malgré les différences d’enjeux évidentes entre ces trois dimensions, les objectifs sont identiques puisqu’il s’agit dans tous les cas de tendre vers l’efficience de l’organisation. De plus, quelles que soient la nature et l’importance des transformations envisagées, on retrouve toujours dans les processus de conduite du changement le même souci de rationalité, celle-ci étant supposée garantir l’optimalité des solutions à mettre en œuvre.
Performance et changement : l’élargissement du champ de la réflexion
La notion de changement dans les organisations est indissociable de celle de performance. Or, cette dernière, longtemps restreinte à la qualité de l’organisation des ateliers de production et à l’adaptation des principes d’administration des entreprises, s’est progressivement élargie à toutes les dimensions de la firme. La réflexion sur l’organisation a en effet été longtemps dominée par les travaux des grands organisateurs du début du siècle. Par leurs complémentarités, l’approche taylorienne de rationalisation par « le bas » (les ateliers de production) et la rationalisation par « le haut » de Fayol (les principes d’administration de l’entreprise) ont constitué les fondements d’un modèle d’efficience qui s’est rapidement et durablement imposé comme référence en matière d’organisation des entreprises. Ce que l’on appelle le « modèle américain » a influencé les entreprises de tous secteurs en imposant des standards en matière d’organisation et de performance. De nouvelles approches théoriques, l’expérimentation de nouvelles formes d’organisation, l’émergence de systèmes productifs alternatifs ont ébranlé les assises du modèle dominant à partir des années 70. Même la théorie économique, qui a longtemps ignoré l’organisation, variable échappant aux calculs d’optimisation de la combinaison productive, a commencé à s’y intéresser.
Le facteur d’efficience « X » (2) (c’est-à-dire l’organisation) a trouvé dans les années 80 une illustration saisissante lorsque les firmes japonaises ont montré que les performances dépendaient moins des caractéristiques intrinsèques des facteurs de production que de la manière dont ils étaient agencés. La réhabilitation « théorique » de l’organisation comme facteur de production à part entière reflète la prise de conscience, au sein des entreprises, du rôle de l’organisation dans la réalisation de la performance. L’analyse socio-technique, comme les autres écoles se réclamant de la théorie des systèmes, offraient alors des perspectives permettant d’appréhender la complexité des organisations. Le point commun entre ces différentes approches est d’inciter à une analyse globale de l’entreprise et à une prise en compte simultanée de ses différentes dimensions : technique, économique, sociale, politique, organisationnelle.
Du coup, la question du changement ne se limite plus désormais à la mise en place de la « meilleure » organisation de la production et du travail ; elle touche l’ensemble des dimensions de l’entreprise, depuis l’implantation des équipements et la conception des postes de travail jusqu’aux orientations de stratégie, aux choix de structure, en passant par les dispositifs de coordination, d’information, de gestion et les relations avec les partenaires et l’environnement de l’entreprise. Il va sans dire que le caractère complexe et mouvant de ce dernier accentue la nécessité du changement et incite les firmes à rechercher une plus grande flexibilité pour pouvoir s’adapter aux contraintes extérieures.
L’approche rationnelle et les outils du changement
On s’en doute, l’ampleur des choix à effectuer influence les processus de conduite du changement. Modifier les orientations stratégiques de l’entreprise, changer la structure, réorganiser un atelier ou réviser une procédure administrative mobilisent des outils d’analyse et de traitement différents parce que le risque lié à ces décisions est d’importance variable, parce que l’information est plus ou moins complète et fiable, plus ou moins exogène, parce que les décideurs sont différents, les acteurs concernés plus ou moins nombreux, etc. Ces paramètres ont une influence sur les modalités de mise en œuvre du changement (cf. infra). Pourtant, à la base de chacune des décisions, on retrouve le même modèle générique de résolution de problème fondé sur une approche rationnelle de la prise de décision. Toutes les démarches de changement s’inscrivent ainsi dans une logique de rationalité qui a inspiré la plupart des modèles de raisonnement en économie et en sciences de gestion.
Ce modèle générique rationnel comprend une succession de phases, allant du diagnostic de la situation à la mise en œuvre et au contrôle des actions :
1- Définition du problème : c’est une étape essentielle qui permet de définir les objectifs que l’entreprise souhaite atteindre et les enjeux du changement envisagé ;
2- Évocation de solutions au problème ;
3- Choix d’une solution après évaluation des différentes possibilités (sur la base des critères d’efficacité correspondant aux objectifs de l’entreprise) ;
4- Planification et mise en œuvre des actions envisagées ;
5- Contrôle de la mise en œuvre et ajustements éventuels.
En théorie, le résultat d’une telle démarche est optimal sous les hypothèses restrictives de rationalité parfaite des acteurs, d’information parfaite et d’unicité du décideur (on suppose qu’il n’y a pas de conflit dans l’organisation sur les objectifs à atteindre). Ces hypothèses sont loin d’être vérifiées dans la réalité, et elles le sont d’autant moins que le changement envisagé est important. De plus, la rationalité du processus peut être aussi limitée par les défauts de raisonnement des acteurs impliqués dans la démarche, ce que Schwenk appelle les « biais cognitifs » (3). D’où le recours à des outils d’analyse qui ont pour vocation de répondre à une triple contrainte : rationaliser le processus de conduite du changement, appréhender la complexité croissante des organisations, fournir aux acteurs de l’entreprise des instruments d’analyse pertinents et rapidement mobilisables. Les outils se présentent sous de multiples formes : grilles d’analyse, questionnaires, schémas, diagrammes, listes de contrôle, etc. Leur abondance est justifiée par l’importance et la variété des thèmes à traiter, mais aussi par les facilités ouvertes par le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) ; leur sophistication s’explique par le caractère souvent transversal de l’analyse. Par exemple, une réflexion sur l’organisation du temps de travail soulève des problèmes de nature différente et mobilise des outils variés relatifs à l’emploi, aux qualifications, à la performance, aux conditions de travail, mais aussi aux relations avec les partenaires extérieurs de la firme.
(2) Au milieu des années 70, l’économiste Leibenstein s’est interrogé sur les écarts de performances entre firmes à technologie et composition de main-d’œuvre équivalentes. Pour lui, l’explication est à rechercher dans l’existence, à côté du capital et du travail, d’un facteur « X », désignant la qualité de l’organisation mise en œuvre. L’efficience ou l’inefficience des entreprises est alors déterminée par l’organisation. (3) Parmi les biais cognitifs, citons l’ancrage dans un jugement initial, la focalisation sur une solution, la fausse représentativité issue de l’expérience antérieure, les raisonnements par analogies, etc. Cf. Schwenk Ch., « The cognitive perspective on strategic decision making », Journal of Management Studies, janvier 1988.
Les outils d’analyse apparaissent et se diffusent au gré des préoccupations dominantes des entreprises. On ne saurait toutefois leur attribuer plus de vertus qu’ils n’en ont réellement. Les outils ont une valeur marchande (ils sont souvent conçus par des consultants) et leur utilisation n’est pas toujours neutre dans la conduite du changement (le choix de l’outil peut influencer les options d’organisation). Le domaine de l’analyse stratégique est une bonne illustration de la multiplication et de la sophistication des outils produits par les cabinets de conseil, des enjeux commerciaux qu’ils suscitent et des implications sur les choix opérés (la similitude des outils proposés induit, dans certains secteurs d’activité, un véritable « mimétisme » en matière de stratégie).
Changement technocratique versus changement participatif
Après la phase de diagnostic, le processus de changement dans une logique rationnelle peut se poursuivre lors de la mise en œuvre des actions retenues. Le calendrier du changement et les budgets sont planifiés, puis exécutés et contrôlés. Mais cette conception raisonnée ne doit pas masquer l’enjeu essentiel des processus de changement dans les organisations : faut-il (et comment) associer les salariés à ce processus ? La rationalité de la démarche peut être au service d’une approche technocratique du changement, c’est-à-dire entièrement déterminée par les « organisateurs » ou, au contraire, être au service d’une gestion plus participative et concertée. Le choix entre ces deux conceptions opposées n’est pas seulement affaire de philosophie personnelle des dirigeants. De nombreux autres paramètres influencent la manière dont les entreprises gèrent le changement.
Les facteurs influençant le processus de changement
La question de la participation des salariés aux processus de changement concerne principalement les décisions d’importance intermédiaire : changement d’organisation, modification structurelle, choix d’investissement… Elle ne se pose pas, ou peu, pour les décisions les plus simples de gestion courante qui relèvent d’ailleurs fréquemment de la responsabilité directe des salariés eux-mêmes. Quant aux décisions stratégiques qui sont des choix de direction générale, elles entrent peu dans le cadre du « management participatif », tant la capacité des salariés à influencer le processus décisionnel paraît faible. Elle n’est cependant pas nulle, comme le montrent les situations où les représentants des salariés exercent réellement un rôle de contre-pouvoir, dans le secteur public par exemple.
Si on en reste donc aux changements « intermédiaires » (les transformations de l’organisation), la question de la participation des salariés dépend de toute une série de paramètres. Le contexte économique joue évidemment un rôle qui est d’autant plus important que les changements envisagés ont des implications sociales sur l’emploi ou les conditions de travail. En règle générale, les situations économiques difficiles ou la gestion des situations d’urgence ne sont guère favorables à la conduite participative du changement. L’urgence est parfois liée à une contrainte extérieure non anticipée ou gérée au dernier moment, comme le montre l’exemple des firmes qui ont attendu la date butoir de l’attribution des aides publiques pour négocier des compromis organisationnels sur les 35 heures, souvent dans la précipitation. Mais l’urgence peut être aussi une arme permettant de contourner certaines résistances au changement, la crise ou le conflit étant alors un des outils possibles à la disposition des managers. On voit alors que la gestion du changement est largement influencée par la culture locale, plus ou moins rétive au changement, mais reflète aussi les rapports de force qui règnent au sein des organisations.
Arrêtons nous un instant aux dirigeants car leur rôle dans la conduite du changement ne se limite pas à la gestion des jeux de pouvoir internes et externes. Leurs convictions personnelles, leur mode de management, les contraintes spécifiques qu’ils subissent eux-mêmes, de la part des actionnaires ou des acteurs en amont et en aval de leur filière, sont autant d’éléments déterminants de leur approche du changement. Ils contribuent en effet à modeler ce l’on appelle la culture organisationnelle de la firme à savoir le caractère plus ou moins hiérarchique du mode de leadership, la conception plutôt X (mode de direction par contrôle et sanction) ou plutôt Y (approche participative) du management (4), et la nature des modes de coordination au sein de l’organisation (rigides et autoritaires ou au contraire plus souples et orientés vers l’ajustement mutuel). Mais au-delà de leurs convictions personnelles, les managers gèrent le changement aussi et surtout en fonction de leurs représentations de l’organisation et plus précisément du rôle qu’ils assignent à l’individu dans la réalisation de la performance.
C’est peu dire qu’ils ont été depuis longtemps invités à une approche plus participative du management par les différents courants théoriques comme l’école des relations humaines ou surtout le courant sociotechnique (5). Ce dernier a pris en effet le contre-pied de l’organisation scientifique du travail (OST) en dénonçant le rôle essentiel du déterminisme technique dans la conception de l’organisation. En offrant une alternative à l’analyse taylorienne du travail, l’ergonomie a aussi apporté sa pierre à l’édifice du management participatif ; elle a en particulier légitimé l’idée que les organisateurs n’étaient pas les seuls à avoir un point de vue sur le travail et l’organisation, et a donc discrédité les approches technocratiques du changement où seuls les détenteurs de la science (les ingénieurs des méthodes) sont habilités à concevoir l’organisation. L’État n’a pas été en reste puisqu’il a relancé les débats sur le thème du management participatif et de la démocratie dans l’entreprise avec les lois Auroux de 1982 qui prévoyaient la mise en place de dispositifs d’expression libre et directe des salariés au sein des organisations. Mais la prise de conscience des managers s’est produite véritablement lors du changement de paradigme productif, correspondant à l’épuisement du modèle taylorien-fordien et à la montée en puissance du modèle japonais dans les années 80. À ce moment, en effet, les managers ont admis non seulement le rôle central joué par l’individu dans la réalisation de la performance mais aussi le fait que les salariés étaient une force de proposition sur le changement, à travers les démarches qualité par exemple. L’initiative individuelle, l’autonomie et la responsabilité étant devenues les principes-clés de l’efficience productive, le participatif trouvait sa propre légitimité économique.
Le changement dans une optique participative
À l’instar de nombreuses modes managériales, la démarche participative a suscité un intérêt évident chez les managers même si ces derniers s’y sont convertis au moins autant par pragmatisme que par conviction personnelle. De nombreux outils ont été imaginés, très ambitieux parfois comme la DPPO (6) dans les années 60-70, ou encore, à la même époque, le « développement organisationnel » (OD). L’idée de l’OD était la recherche de l’efficacité du changement structurel dans une optique de planification à long terme. Ce modèle mettait l’accent sur le processus participatif du changement, plus que sur le modèle de structure proprement dit : il visait une modification des comportements et de la culture organisationnelle en associant les membres de l’entreprise à toutes les phases de la réflexion. Mais les enjeux en termes de redistribution des pouvoirs limitaient d’emblée l’impact des procédures participatives. Dans le domaine de l’organisation du travail et de la production, le succès du mode participatif n’a pas non plus été sans heurts (contexte culturel, difficultés économiques, urgence de la situation, crainte des salariés d’être instrumentés, voire manipulés, etc.). Pourtant, c’est bien dans ce domaine que la logique participative a été la plus diffusée et semble la mieux ancrée. Le caractère aujourd’hui un peu désuet de l’expression « management participatif » ne doit pas être interprété comme la fin d’une mode mais plutôt comme l’incorporation progressive de la démarche dans la plupart des organisations, y compris les plus petites et les plus bureaucratiques.
Le changement participatif peut parfaitement s’inscrire dans la séquence du modèle générique rationnel de changement présenté plus haut. Ce sont les conditions méthodologiques de réalisation qui font la différence. L’approche participative suppose un pilotage strict par une instance définissant les objectifs, diffusant l’information et validant les résultats aux différentes étapes, réorientant éventuellement le travail en fonction de données nouvelles. Des groupes de travail avec notamment des utilisateurs sont organisés pendant les phases de diagnostic pour le recueil de l’information puis pour l’élaboration des scénarios possibles d’organisation ; des séances de restitution des résultats avant la présentation du rapport de diagnostic permettent par ailleurs de tester les propositions auprès des différentes catégories d’acteurs avant de les formaliser. Enfin, pendant la phase suivante de mise en œuvre des changements, l’évaluation des actions peut être assurée par des instances de suivi associant, là encore, les principaux intéressés. Fréquemment, d’ailleurs, les nouvelles organisations sont mises en place à titre d’essai, la période expérimentale permettant de mesurer le fonctionnement en grandeur réelle, éventuellement d’affiner l’analyse, et de procéder à des ajustements.
La nécessaire consolidation du changement
L’accent mis ici sur la démarche (analyse, mise en œuvre) ne doit pas faire oublier une dimension essentielle de la conduite du changement, à savoir la consolidation de l’organisation. Une modification de la structure de la firme, une réimplantation d’atelier, l’introduction d’un nouveau logiciel, etc., entraînent à leur tour d’autres changements concernant les procédures de travail, les circuits de décision, les systèmes d’information et de contrôle, les modes d’évaluation de la performance, les systèmes de rémunération… Tout changement affecte donc les systèmes de gestion, y compris lorsque ceux-ci ne sont pas eux-mêmes l’objet initial de la transformation. Pour des changements de faible importance, la consolidation post-changement peut se limiter aux nécessaires ajustements des instruments de gestion. Mais l’adaptation peut se révéler complexe et imposer une rigueur méthodologique supplémentaire.