Cours sur le management international des innovations
Cours sur le management international des innovations
INTRODUCTION
Le concept « d’innovation inverse » (reverse innovation), qui est en passe de devenir un véritable « buzzword » dans la littérature académique, a été proposé initialement par Immelt et al. dans leur article d’Harvard Business Review (2009). Selon ces auteurs, « l'innovation inverse » correspond à une innovation qui se diffuse selon un processus inverse de celui énoncé par la théorie traditionnelle du cycle international de vie des produits (International Product Life Cycle), formulée à l’origine (1966) par Vernon.
Il est évident aujourd’hui que la répartition géographique des innovations dans l’économie mondialisée change suite au développement économique de pays émergents (Chine, Inde…). Des marchés pauvres, émergents ont cessé de simplement acheter des produits nouveaux après que ceux-ci ont été commercialisés dans des pays développés. Ces pays contribuent également aux échanges d’innovations en tant qu’offreurs d’innovations à destination de pays développés. Govindarajan et Ramamurti (2011) nomment cette situation « innovation inverse » : La situation où une innovation est adoptée par un pays moins développé avant d’être diffusée dans un pays développé. Les situations réelles où ce type d’innovation existe sont encore rares mais il est fort possible qu’elles se multiplient dans un futur proche. D’un point de vue théorique cette démarche offre un regard neuf sur des mécanismes d’innovation qui semblaient relativement établis. En pratique elle permet d’enrichir les débats sur l’entrepreneuriat, l’accès à l’innovation des acteurs moins favorisés comme par exemple les PME face aux grandes entreprises multinationales. Elle pourrait ainsi servir de base pour redessiner les modèles d’innovation Schumpeter Mark I et II.
On peut rappeler que selon la vision de Vernon, le cycle de vie d’un produit à l’international a lieu en quatre étapes : 1) Naissance : le produit nouveau est d’abord conçu et vendu dans un pays développé (où est situé le siège de la maison-mère de l’entreprise qui a conçu le produit, ex : une multinationale aux États-Unis) à un prix élevé. 2) Croissance : le prix de vente du produit baisse avec le début de la standardisation, tandis que le produit est vendu à l’étranger (dans d’autres pays développés dans un premier temps) à des clients aux revenus élevés. 3) Maturité : avec l’apparition de concurrents étrangers, les firmes des pays développés sont obligées d’aller produire dans des pays de moins en moins développés. 4) Déclin : la production du bien est arrêtée dans les pays développés, en raison du déclin de la demande, mais la demande résiduelle est finalement satisfaite par des importations en provenance des filiales dans les pays moins développés, voire de pays en développement. Selon Immelt et al., le contexte économique actuel, marqué notamment par des taux de croissance élevés dans certains pays émergents, favorise un retournement de ce modèle : l’innovation inverse renvoie à l’idée que des produits ou des services développés dans des conditions peu coûteuses pour répondre aux besoins de pays en voie de développement, peuvent ensuite être vendus comme des marchandises novatrices bon marché pour des acheteurs de pays développés.
Immelt et al. (2009) illustrent « l'innovation inverse » par de nombreux exemples concernant General Electric (GE), entre autres celui d’une machine d'électrocardiographe ultra-portable vendue aux Etats-Unis avec une remise de 80 % pour des produits semblables. Cet instrument médical à piles a été construit à l'origine par des services médicaux GE pour des docteurs en Inde et la Chine et présenté initialement au marché chinois ou indien avant sa diffusion aux États-Unis.
Cet article cherche à poser les premiers jalons d’une approche des innovations où la puissance financière des acteurs économiques est moins déterminante du succès du processus d’innovation. Ce travail permet également de relater les tenants et les aboutissants d’un changement de paradigmes de l’innovation, où la créativité, le rôle des acteurs locaux, les moyens de diffusions des innovations, la place du commerce internationale, sont à repenser. L’innovation inverse touche non seulement aux standards de l’économie de l’innovation, mais également aux règles du management de l’innovation grâce aux modifications des stratégies et de l’organisation des entreprises qu’elle sous-entend. L’innovation inverse touche également à la structure des entreprises multinationales, aux investissements directs à l’étranger (IDE) et montre des liens évidents avec les courants comme l’utilisateur-innovateur et l’innovation ouverte.
Nous allons tout d’abord présenter l’innovation inverse selon les premiers travaux sur cette thématique. Puis nous discuterons l’innovation inverse comme un moyen de relire les principales théories de l’innovation. Ce travail se conclue par un agenda de recherches possibles pour les prochains travaux sur ce sujet qui devraient creuser théoriquement mais aussi valider empiriquement l’existence et la pertinence de cette forme d’innovation.
DEFINITION
L’innovation est un phénomène dont l’importance au niveau macroéconomique n’est plus à établir. Au niveau microéconomique, l’innovation est un facteur déterminant de la dynamique des marchés et des industries. La survie, le développement mais aussi la disparition de nombreuses entreprises sont liés à une innovation réussie par les entreprises ou par leurs concurrents. Il a longtemps, il était entendu que les innovations étaient plus nombreuses et de meilleurs qualités dans les pays développés (même si le lien entre la taille des entreprises et l’innovation est à discuter). Puis les innovations se sont diffusées vers les autres pays, notamment par l’influence des entreprises multinationales (Bartlett et Ghoshal, 1989). Si cette affirmation est encore de mise pour les innovations technologiques, les autres formes d’innovations (au sens de Schumpeter) peuvent, on le sait depuis longtemps, également apparaître en nombre et en qualité dans des pays moins développés ou dans des situations de nécessité, notamment de nécessité par manque de budget.
Ainsi Vernon en 1966 a décrit les Etats-Unis comme un leader technologique qui échange ses produits intensifs en capital contre des produits intensifs en main d’œuvre. Avec le développement d’autres acteurs économiques après la deuxième guerre mondiale (les pays européens et de Japon) les modèles de diffusion de l’innovation ont été revus, pour intégrer à la fois une diffusion horizontale, entre des pays qui ont atteint le même niveau de développement économique, et une diffusion verticale allant des pays plus développés vers les pays moins développés. Ainsi, jusqu’à présent les entreprises multinationales (EMN) des pays développés avaient localisé près de 90% de leur effort d’innovation dans les pays les plus riches (El Mouhoub, 2011). Bien que théoriquement certains auteurs avaient prévu une augmentation de la part de la R&D mondiale en provenance des pays moins développés, cette possibilité n’avait pas été confirmée empiriquement jusqu’à maintenant. Depuis quelques années la part de R&D mondiale issue des pays en voie de développement augmente. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela, d’une part, et c’est naturel, des pays en voie de développement atteignent un niveau de développement suffisant pour faire de la R&D. Les infrastructures nécessaires pour l’obtention d’innovations et leur intégration comme une source de croissance endogène est alors possible. D’autre part, la délocalisation croissante de l’outil productif vers les pays où le coût de salaire est bas entraîne de plus en plus fréquemment avec elle des délocalisations d’autres facteurs. La délocalisation de certains services (initialement réputés « indélocalisables ») comprend notamment la délocalisation des services d’ingénierie et d’innovation.
Parmi les exemples d’innovation en provenance des pays émergents on peut citer la Tata Nano, la banque Grameen en micro-finance, l’ultrason de GE, la voiture électrique BYD, le téléphone sans fil ultra bas coût Bharti Airtel ainsi qu’une gamme de produits Nokia, tout comme des PC et tablettes PC destinés initialement aux pays africains. Quelques unes de ces innovations se sont déjà diffusées des pays peu développés vers des pays plus développés. Cependant le phénomène peut être plus profond et plus vaste et peut présager d’une vague plus importante.
Ces innovations, pour l’instant, ne sont pas des innovations de rupture (Christensen, 1997) comme celles qui permettent de relancer un cycle de croissance dans les économies développées mais elles intègrent des combinaisons nouvelles et créatives pour résoudre des problèmes économiques et des techniques de production au niveau local. Ces innovations sont de nature à modifier les modèles d’affaires des entreprises locales mais également des EMN actives dans cette zone géographique. D’ailleurs chacun de ces deux genres d’acteurs peut être à l’origine d’une innovation de ce type. Pour Govindarajan et Ramamurti (2011) la caractéristique essentielle de l’innovation inverse, n’est pas où l’innovation a été développée, mais où elle a été adoptée en premier. De même « inverse » fait référence au sens du flux de diffusion, allant des pays moins développés vers des pays développés. Ajoutons que ce phénomène n’est pas tout à fait nouveau puisque des innovations comme la poudre à canon ont déjà suivi le même sens de diffusion. Notons que ce fut grâce aux efforts d’importations des pays de l’ouest et non par les efforts d’exportations des pays de l’Asie de l’est. Aussi il faut se pose la même question ici, qui est le moteur de cette diffusion ?
De même la taille de ces flux mérite un questionnement. Il est pour l’instant difficile d’y répondre car il existe peu de statistiques sur ce sujet et ces dernières se heurtent aux mêmes problèmes que les statistiques d’intégration de la valeur dans le commerce international (World Trade Report, 2009). Néanmoins la multiplication récente des études de cas sur ce sujet laisse à penser que le phénomène prend de l’ampleur.
De nombreux travaux sur les EMN ont étudié la dispersion géographique des innovations, leur mythe, leur localisation initiale et finale, leur intensité et l’impact économique et managérial de celles-ci(Prahalad et Doz, 1987). Il faut également placer dans ce débat les pays qui, bien qu’ économiquement moins développés selon certains critères, sont en pointe dans certains domaines technologiques.
La définition considérant les innovations comme dépendantes des contraintes de l’environnement et des opportunités relatives à cet environnement est aussi vraie dans les pays développés que dans les pays plus pauvres. Mais, bien sur, ces contraintes et ces opportunités sont très différentes dans les pays développés et les pays plus pauvres. Toutefois, ce n’est pas parce que l’innovation inverse a des liens avec d’autres phénomènes qu’elle ne contient pas sa part de nouveauté voire de franches différences avec la vision classique de l’innovation.
Les EMN ont déjà innové en dehors de leur pays d’origine, mais rarement dans des pays pauvres, et rarement avec l’aide d’entreprises locales. Les EMN sont depuis longtemps rodées à l’adaptation de produits d’un pays riche à un autre pays riche mais ont moins d’expérience à l’adaptation d’un produit d’un pays riche vers un pays pauvre (bien que certaines entreprises soient devenues expertes dans ce domaine). Le tableau 1 inspiré de Govindarajan et Ramamurti (2O11) récapitule les principales différences entre l’innovation au sens classique et l’innovation inverse dans quatre domaines : l’innovation, l’internationalisation des entreprises, la stratégie et le managent de ses entreprises et les externalités économiques ainsi que leur appropriation.
Principaux changements liés à l’innovation inverse par rapport à l’innovation classique :
Impacts sur les théories de l’innovation
L’innovation inverse challenge les théories existantes de l’innovation sur de nombreux points, comme par exemple l’origine d’une innovation, les raisons de son apparition, les conditions de développement et sa diffusion. L’innovation inverse remet à l’ordre du jour la question du pourquoi les pays pauvres peuvent ou ne peuvent pas être à l’origine d’innovations, et son corolaire, si ces pays parviennent à innover, ces innovations seront-elles d’un nouveau type ? Quels types d’innovations vont apparaître dans les pays émergents ? Les travaux sur les systèmes nationaux d’innovation (Nelson, 1993 ; Porter et Kramer, 2006) montrent que les pays diffèrent au niveau de l’offre et de la demande (par exemple la demande est moins solvable, le revenu par habitant est plus faible). Ceci implique que les marchés sont moins sensibles à certains types d’innovations, les consommateurs ne paient pas de surprix pour des produits de meilleure qualité, car il s’agit de marchés de masse ou le principal déterminant de l’acte d’achat est le prix. Ne peuvent percer sur ces marchés que les produits qui modifient fortement le rapport prix-performance.
De ce fait, les produits sont simplifiés à l’extrême. Dans les économies pauvres, le marché était jusqu’à présent globalement peu réactif aux innovations, et les réseaux de financement de l’innovation et sa diffusion très peu développés. Un entrepreneur se trouve souvent dans un entrepreneuriat pluriel (Burger-Helmchen, 2009). L’entrepreneuriat pluriel correspond au cas où un entrepreneur doit être innovant à la fois au niveau du produit, de sa fabrication et de sa commercialisation. Dans les pays riches cela concerne pour l’essentiel les entrepreneurs dans les domaines de la haute technologie. Dans les pays pauvres où les structures sont moins développées, l’entrepreneuriat pluriel touche les entrepreneurs qui souhaitent exploiter une opportunité en innovant.
Quelle est la place des utilisateurs innovateurs (user innovators /lead user)? Les travaux de von Hippel (1986) décrivent les utilisateurs-innovateurs comme des utilisateurs d’un certain produit, ou qui sont à la pointe d’une certaine activité (comme un sport extrême) et qui ne trouvent pas le matériel, le produit adapté à l’utilisation extrême qu’ils en font. En conséquence, les utilisateurs innovateurs deviennent des entrepreneurs pour mettre sur le marché un produit très spécifique, voire créer un marché pour des consommateurs, qui comme eux, cherchent ce type de produit. Dans certains cas ces produits deviennent populaires et touchent un marché de masse et non plus une niche. L’innovation inverse n’est pas destinée à un marché de niche, elle vise d’emblée un marché de volume. Elle partage avec la littérature de l’utilisateur-innovateur le passage de la niche au plus grand nombre, sauf que ce passage est beaucoup plus rapide, voire quasi immédiat. Le consommateur visé n’est pas du tout le même. La littérature sur l’utilisateurinnovateur s’intéresse d’abord à un marché ou l’innovation, la valeur créée est importante grâce au bénéfice perçu par le consommateur et le coût devient une variable secondaire. Or, dans le cas de l’innovation inverse, les consommateurs réfléchissent sur des critères « inversés », d’abord le coût, puis la performance supplémentaire du produit. L’innovation inverse s’intéresse à l’autre extrémité de la distribution des consommateurs comparativement aux travaux de von Hippel (1986).
Pourquoi n’assiste-t-on que maintenant à ce phénomène ?
Les forces à l’origine de l’apparition des innovations dans les pays émergents nécessiteraient une analyse géographique, économique et historique. L’argument principal peut se résumer par la notion de masse critique. Ces pays ont atteint la masse critique nécessaire au niveau du nombre de diplômes, de l’accès aux NTIC, d’ouverture aux échanges internationaux des capitaux productifs, mais également en termes de pouvoir d’achat pour une part de la population pour permettre l’apparition et la diffusion des innovations. Cette masse critique peut se mesurer par la classe moyenne par définition absente des pays pauvres et qui apparaît dans les pays en développement (la classe aisée existe dans des proportions variables. Celle-ci n’est pas concernée par l’innovation inverse, du moins pas comme consommateur). L’accès à une certaine technologie, grâce notamment à l’existence d’EMN, permet également l’essor d’innovation au niveau local. Les EMN possèdent la technologie nécessaire, ou tout du moins les connaissances qui permettent de créer les produits que l’innovation inverse a fait émerger. Mais ces entreprises n’ont pas les incitations nécessaires pour réaliser, produire et diffuser ces innovations.
La diffusion de l’innovation d’un marché émergent vers un autre où les conditions économiques sont similaires est assez naturelle. La diffusion vers des pays riches où les conditions économiques sont sensiblement différentes est moins évidente. En effet, la proximité devrait être plus faible, le cycle de vie des produits obéit à un rythme différent, la concurrence devrait s’exprimer à d’autres niveaux. Govindarajan et Ramamurti (2011) retiennent cinq raisons pour justifier cette diffusion :
i. Les innovations développées dans des pays pauvres correspondent à un besoin identique exprimé par les consommateurs pauvres dans les pays riches. Les auteurs reconnaissent ainsi une égalité des besoins entre des catégories de population dans des pays différents. Dans les deux cas, personne ne reconnaît cette demande ou ne veut la satisfaire. Ainsi les voitures à bas coût, la micro finance ou le bâtiment low cost reçoivent un écho positif des classes défavorisées des pays développés.
ii. L’innovation obtenue dans les pays émergents a des coûts massivement plus bas (7O % et plus) par rapport aux pays développées ce qui rend l’acquisition aisée dans les pays riches par les classes les plus populaires même si ces dernières ont une forte élasticité prix.
iii. La simplification des produits, notamment dans leur utilisation, peut créer un nouveau segment de marché dans les pays développés. Cette simplification peut également relancer le cycle de vie de certains produits qui n’intéressent plus, en l’état, les consommateurs des pays développés.
iv. La technologie développée dans les pays émergents est peut être d’une qualité tout juste suffisante pour ces pays mais pas suffisante pour être commercialisée dans les pays riches. Or avec le temps, ces produits peuvent être améliorés pour atteindre les standards des pays riches.
v. Les pays émergents peuvent sauter certaines technologies et passer immédiatement à la technologie la plus efficiente. De cette façon, ils obtiennent à un moment donné un produit de meilleure qualité ou réduisent leurs coûts par rapport à des entreprises originaires de pays développés mais qui ont fait des investissements irréversibles avec coûts irrécupérables. Ainsi les pays moins développés peuvent faire l’économie de certaines dépenses ou de certaines infrastructures. Ce phénomène est d’autant plus vraisemblable que la demande est forte (adoption rapide) et que le saut technologique est important. Govindarajan et Ramamurti (2011) illustrent cette situation en citant certains pays d’Afrique par exemple, où la téléphonie sans fil est apparue sans qu’il existe au préalable de téléphonie filaire. Nous pouvons évoquer également, dans le même état d’esprit, l’apparition de l’internet Wifi, dans des zones géographiques ou l’internet par modem, par câble, n’a jamais existé à cause du coût des infrastructures.
Pour toutes ces raisons, il est possible que des innovations se diffusent des pays pauvres vers des pays riches. Néanmoins beaucoup de travaux doivent encore être menés pour savoir quels couples produits-pays sont les plus adéquats pour que ce type de diffusion apparaisse. Faut-il de grandes ou de petites différences au niveau économique, technologique ? Les cultures doiventelles être les mêmes ou s’agit- il simplement d’une question de similitude et de différentiel de niveau de vie ?